Parmi les signatures notables de la manière noire, cette belle technique de gravure conçue pour le rendu des demi-teintes, une artiste se distingue : Michèle Joffrion. Son expression artistique vise, non pas au classicisme souvent pratiqué d'une représentation figurative, mais, - parce qu'elle en a la capacité -, à la recherche d'une traduction intime et sensible de ses états d'âme. Une démarche authentique et très personnelle, qui ouvre son imaginaire au voyage, de manière profonde mais buissonnière, dans un espace d'évasion et de respiration, non pour se perdre, mais au contraire se retrouver, en parfaite symbiose d'harmonies.
Une enfance captive de l'ombre
Cette aspiration créative, sans doute Michèle la puise-t-elle dans sa jeunesse, dans le cadre d'une petite cité provinciale
vendéenne fief jadis des Lusignan, Vouvant, ceinte en partie de remparts, et d'une famille sans beaucoup de moyens, pour qui
l'équilibre sociétal était avant tout dans une attitude de dignité et droiture. En conséquence, une éducation familiale
d’exigence, à laquelle s'ajouta une scolarité en internat. Une enfance en contrainte dont Michèle garde un souvenir assez triste
et plutôt sombre. Ce qui explique son caractère contrasté, entre force et fragilité, où transparaît de la rigueur et même une
certaine violence intérieure. Elle s'est façonnée en rebelle, en rupture de fait avec la banalité et la médiocrité : toute sa gravure,
aujourd'hui, en témoigne.
Il faut dire aussi qu'elle rêva un temps de théâtre, de cette évasion apportée par toute intrigue et le jeu de l'acteur, mais,
raisonnable, elle opta pour la voie de l'École normale. Sa propre réussite en la matière, fut d'accéder à l'enseignement du
français, sa matière de coeur, et bien sûr de vibrer à la poésie, avec des personnalités qui la marquèrent, en compensation,
comme Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, dans des odes à la sensibilité, à l'imaginaire et au voyage.
Vouvant et la maison familiale
La lumière de rencontres
Il y eut la lumière portée par Rémy, son mari rencontré à l'École normale, une clarté porteuse de légèreté et de sérénité.
Un partage propice aux projets, avec des préoccupations nouvelles, s'y ajoutant des enfants à éduquer, avant que ceux-ci ne
prennent à leur tour leur indépendance, et ne laissent une absence parfois empreinte d'une certaine nostalgie, accentuée par le
vide de la mise en retraite de l'Éducation nationale.
Rémy et Michèle eurent alors, en dehors des voyages, l'envie de découvrir quelques facettes d'un art pictural ancien mais
toujours actuel, enseigné à Niort, et qu'ils méconnaissaient : l'estampe. Un contact artistique difficile pour Michèle, plus attirée
par la teinte que par le trait, mais la rencontre de François Verdier, artiste et professeur de gravure, - un être d'exigence -, la
marquera et lui fournira une clé d'engagement et… de vie. La découverte de la manière noire qu'il lui proposera et l'osmose
avec cette technique seront ainsi une révélation, l'opportunité de se libérer vraiment du poids en filigrane de la mémoire
d'ombre. Sauf, peut-être, - au retour d'une longue absence de captivité en Allemagne - le souvenir du père artisan cordonnier,
dans son atelier où la fillette vouvantaise venait contempler avec une certaine fascination ses gestes experts de création et de
façonnage des chausses, les outils dans leurs mouvements et leurs sonorités, les senteurs du cuir, des teintures et des
cirages… Une proximité sensorielle qu'elle retrouve dans l'atelier d'impression taille-douce, mais dont la porte est aujourd'hui
toute grande ouverte sur sa propre créativité et l'esprit d'un émotionnel saltimbanque.
L’atelier du père de Michèle et quelques uns de ses outils
L’art en bohême
Une bohême qui la transporte visuellement du concret à l'abstrait, - sans l'être tout à fait d'ailleurs -, tout en en gardant l'essence et en en ménageant le mystère, dans une approche où l'encre noire, certes austère, se prête le mieux à une fusion avec la virginité du papier rendu amoureux. Il faut dire que parmi les diverses "manières" qu'offre l'estampe, c'est bien celle du mezzotinto, - autre nom de la manière noire -, qui peut apporter la perfection du rendu et donc la fidélité à la pensée. Avec ces valeurs de teintes en dégradés parfaits, d'une beauté voluptueuse et veloutée où la maîtrise longuement apprise et acquise de l'outil permet à l'artiste d'extraire, sous son doigté expert, toutes les subtilités nécessaires pour exprimer son moi ou son émoi intérieur. Michèle inscrit donc dans le métal, progressivement, les éléments de son intériorité : ce qui la fait vibrer, ses émotions, ses passions, enrichies d'oppositions conflictuelles, entre force et fragilité, entre violence et apaisement, tout ce dont son besoin est si vital d'exprimer. Des gris plus ou moins denses de ses pensées secrètes aux lumières de son âme ! Cela, au travers de la lumière qui va sourdre peu à peu de l'ombre, faire naître une architecture de la pensée, construire dans ses subtilités sensorielles l'espace de la planche, entrer en vibration avec son esprit.
Le berçage du cuivre et la création de lumière au brunissoir à l’hématite
Des états en bivouac
Toute une démarche construite au long d'un cheminement qui pourrait être hasardeux, mais qui est un peu celui du premier de
cordée qui connaît la montagne, et qui sait le lieu de découverte où il va, chaque fois différent selon le temps et la saison, les
sentiers ou les vires sur lesquelles il doit s'accrocher pour poursuivre le chemin.
Michèle aime la montagne, non celle des grandes escalades où le risque est péril, mais celle, plus à sa portée, de la randonnée.
Elle aime ce cadre minéral fort, dont la lumière révèle les reliefs, la forêt dense où elle diffuse sa clarté, le chant d'une nature en
vibration. La progression se fait par étapes, comme l'élaboration de son estampe, qui donne lieu à des états, éléments visuels
qui assurent la progression et rassurent.
Les escapades en Alpes sont devenues un rituel qu'elle partage chaque année avec Rémy. Leur lieu d'existence aurait pu être
là, en harmonie de caractère, mais c'est le bord de mer, où les marées rythment le temps qui passe, qui attire Michèle, en
adéquation avec son aspiration profonde à la paix de l'âme et l'horizon infini, tout en sachant que de temps à autre, le vent y
déclenche des tempêtes.
Leur havre est paradoxalement dans le bocage niortais, où se trouve la maison qu'elle partage avec Rem, de même que
l'atelier.
Hors le pittoresque du marais poitevin, - un pays sans relief -, une maison en marge, un espace de vie concis mais propice
aussi à l'évasion, habité, - comme pour celui de son père -, du son des outils, cette fois en travail subtil du métal, et des
senteurs des produits, de l'encre et des solvants, du papier. De musique aussi.
Il y a, chez cette artiste, le besoin impérieux d'imprégnation d'une certaine atmosphère environnante qui la porte à s'exprimer
dans toute sa plénitude. Et lorsque les conditions sont réunies, état après état, chaque halte de bivouac est expression d'une
épreuve sur papier, dont elle espère que l'image encrée évoquera avec justesse sa propre image intérieure du moment.
Les escapades en Alpes et les haltes de souvenir
L’estampe pour étape
Au bout du chemin, l'estampe est la marque d'un instantané de son aventure introspective. Sa satisfaction, elle la trouve dans
le fait d'avoir tout donné, chaque fois, dans l'authenticité, de s'être révélée en vérité, dans sa propre perception d'un état. Un
chant intérieur, dont elle a inscrit la violence des notes dans le métal et confie sa révélation aux fibres fragiles du papier. Une
gageure mais qui lui permet, dans une certaine mesure, de ressentir alors un accord profond, et donc l'apaisement. Car elle
travaille essentiellement pour elle, par besoin, et non pour montrer systématiquement… On sait que quelques gravures ne
seront jamais sur des cimaises, elles lui sont trop personnelles, elle se les garde jalousement.
Cet équilibre de vie, elle le trouve donc le temps de cette pause, chaque planche étant l'opportunité d'une longue escale de
mise en image, puis ensuite de l'étape prochaine, car chaque fois, le besoin s'en fera jour. Son carnet d'esquisses mentales,
d'ébauches graphiques, ne tolère pas la page blanche. Et les contraintes de la technique, en particulier le grainage, fastidieux
pour beaucoup mais essentiel, ne sont pas pour elle un frein, elles lui sont un moteur.
Des éléments dans lesquels on pourra discerner, si on en a le regard et bien sûr, quelques clés, la nature vraie de Michèle.
Des vestiges marins aux thèmes d’esquisses
Une image pour confidence
Pour l'avoir rencontrée à plusieurs reprises, je sais que sa démarche a la plus grande exigence. Elle ne cherche pas à plaire.
Mais elle le sait, l'estampe est, au-delà de la musique intérieure et du silence graphique apparent, l'ambassadrice de sa
personnalité secrète, le révélateur d'états d'être inhérents à chaque composition où la lumière nécessaire naît des ombres et
du noir. Une estampe qui empruntera à son tour d'autres chemins, en quête de la sensibilité des regards, d'autres rencontres
émotives partagées. Mais l'essentiel n'est pas là, pour cette artiste hors normes.
Car pour le spectateur, - mais elle récuse fermement cette pensée et je dis cela au risque de blesser son humilité et de faire
rejaillir ses doutes devant des expressions qui, prétend-elle, ne la satisfont vraiment jamais complètement -, l'œuvre frôle le
parfait.
Pour conclure, regarder une estampe de Michèle Joffrion, alors que le coup de coeur naît de la contemplation, a quelque chose
de véritablement fascinant.
Merci, Michèle, de ce partage de confidences et de ces bonheurs !
Clairis
Avril 2017