Portrait - De l’ombre naît la lumière

« Michèle Joffrion pratique la gravure par hasard.
Mais c’est par nécessité qu’elle utilise une technique rare : elle ne supporte pas les traits ».

C’est étrange de faire de la gravure lorsqu’on ne supporte pas de tirer un trait. « D’ailleurs, j’ai bien failli renoncer dès les premiers cours, se souvient Michèle Joffrion. Mais ce qui est formidable dans la gravure, c’est qu’il y a une technique adaptée à chacun. »

En 1994, Michèle Joffrion, ancien professeur de français, prend sa retraite et cherche à s’occuper. Son mari la pousse à s’inscrire aux cours de gravure de l’école d’arts plastiques de Niort. « Nous avons toujours aimé les disciplines artistiques, sans jamais rien pratiquer. Alors, pourquoi la gravure ? Parce que le dessin ne me disait rien. Mais même pour graver, il faut commencer par dessiner, et j’étais incapable de tirer un trait. Le trait m’emprisonne. Je devais d’abord noircir la feuille blanche avec la mine de mon crayon puis gommer pour obtenir les formes voulues. Alors, quand il a fallu passer à la pointe sèche et creuser le métal, j’étais paralysée. C’est là que j’ai failli arrêter. »

François Verdier, son professeur, entend cette angoisse et dirige son élève vers une technique peu utilisée car difficile et longue : la manière noire ou mezzo-tinto, qui date du XVIIe siècle. « C’est exactement ce que je cherchais. On commence par noircir la plaque de cuivre à l’aide d’un berceau qui creuse des sortes de grains dans le métal, puis, avec les outils adéquats, on efface ces grains pour éclaircir le noir. À l’impression, on peut obtenir des gris foncés, clairs, et aller jusqu’au blanc absolu. De cette ombre première naît la lumière finale. Une technique faite pour moi ! ». Le résultat est exceptionnel. La manière noire a un aspect velouté, le grain est aussi fin et subtil que celui d’une magnifique photo en noir et blanc. Les nuances de gris sont d’une finesse et d’une précision étonnantes.

Il faut croire que Michèle a trouvé son mode d’expression. L’année dernière, son professeur parle d’elle à la responsable de la section gravure de l’association des Artistes Français, une institution qui date de Colbert. Six oeuvres de Michèle Joffrion sont choisies pour le Salon des Artistes Français 1999. « C’était terrible, je me demandais ce que je faisais là au milieu de ces artistes qui faisaient un travail merveilleux. Et puis, j’ai eu le prix de la Fondation Taylor. Et cette année j’ai obtenu la médaille de bronze. » Ses gravures sont désormais régulièrement exposées et la ville de Niort lui a acheté l’une de ses oeuvres. Pourtant, dans l’atelier installé dans le grenier de sa maison, Michèle garde la tête froide. « Je fais de la gravure avant tout pour me faire plaisir. »

Sophie-Alice Lansalot
La Nouvelle République - Deux Sèvres - 26 décembre 2000



L’artiste enseignant ! Quel pari ?

« Le 10 octobre 1983, ie prenais en main la destinée de l'atelier de gravure de l'École Municipale d'Arts Plastiques de Niort. Depuis, des dizaines d'élèves s'y sont succédés. Ma tâche fut de sensibiliser chaque élève aux techniques éprouvantes de la taille-douce. Le chemin a été parfois difficile mais toujours passionnant.

Michèle Joffrion fit partie de ces petits groupes.

Son parcours à I'atelier fut on ne peut plus vertigineux. ll fallut trouver la technique qui convenait le mieux à sa motivation. Je passerai volontairement sous silence les anecdotes qui précédèrent le choix d'une technique appropriée. Et puis vint le jour où je la lançai dans la "manière noire" que je n'avais par ailleurs moi-même jamais pratiquée. De plus, je ne disposais pas de berceau à l'atelier. Alors je lui fis noircir un cuivre à la pointe sèche qu'elle travailla au brunissoir. Il en résulta une magnifique gravure qui figure à l'exposition.

À partir de cette première réussite, son enthousiasme ne fit que s'amplifier. Elle acheta un berceau, un brunissoir et une agate. Depuis, elle n'a cessé de prendre un immense plaisir bien lisible dans chacune de ses gravures. Le résultat tient autant à sa ténacité et à sa main patiente qu’au plaisir de raconter. Loin de moi l'affirmation péremptoire que chacune de ses gravures est une réussite, mais toutes nous affirment sans détour sa soif et sa nécessité créatrice. La gravure est pour Michèle l'expression sincère de sa vie. On y découvre ses joies, ses fantasmes, ses craintes, ses regrets.

Toujours sans prétention de "faire joli", elle "jette" calmement sur le cuivre toutes les facettes de sa très riche personnalité. Elle permet au spectateur de transcender la réalité de l'oeuvre et lui offre Ia possibilité de découvrir au fond de lui-même des valeurs d'harmonie, d'esthétique, de plénitude et d'amour.

En utilisant sans contrainte une technique lente, elle se situe à contre-courant de la plupart des réalisations actuelles... où il faut encore et toujours aller plus vite.

Michèle Joffrion est un graveur sur qui il faut compter !... Grande récompense dans ma vie d'enseignant. Il fallait que ce fût dit. »

François Verdier
Assistant spécialisé en enseignement artistique et graveur - 2008



« Un peu plus de vingt cinq ans se sont passés depuis la première exposition de gravure organisée en 1982 par le service des Musées de Niort. François Verdier en fut l'invité. Les visiteurs d'alors purent apprécier dans le nouveau museum d'histoire naturelle les burins, eaux-fortes et pointes sèches, essentiellement animaliers, que le futur maître de la nouvelle école d'arts plastiques fondée en 1979 avait créés spécialement pour I'occasion. […]

La gravure est une longue épreuve, dans tous les sens du terme, elle nécessite obligatoirement l'apprentissage des gestes, la maîtrise longue et ardue des outils qui ne pardonnent pas l'erreur, le respect d'un matériau spécialement vulnérable, le cuivre. Au talent de l'artiste se conjuguent la pratique artisanale et une connaissance intime des outils.

Michèle Joffrion a choisi la voie vers la lumière, peut-être la plus périlleuse, celle de la manière noire, qui vise en partant du noir le plus achevé au moyen du berceau, à rendre un velouté des nuances jusqu'au blanc cristallin par un périlleux travail de grattage superficiel. Cette quête d’un mariage du clair et de l’obscur cheminement du peintre d'icônes qui dépose goutte par goutte ses infimes charges de couleur dont l'infinie superposition mènera à l'image translucide.

La gravure est une option artistique, la manière noire un choix de vie. Notre artiste sait où elle va, les succès qu'elle rencontre à chaque exposition et les récompenses prestigieuses déjà obtenues lui donnent raison : I'art est une renaissance. »

Christian Gendron
Conservateur en chef des musées de la CAN - 2008



     

Mchèle Joffrion en quête d’inspiration,
sur la plage de la Pointe d’Arçais, La Faute-sur-Mer, en Vendée - janvier 2010



« C'est la lumière qui jaillit des manières noires de Michèle Joffrion, la rigueur et la stabilité qui caractérisent tout son travail. Elle caresse le cuivre, forge des architectures, coordonne les mouvements du bras qui déploient les assurances du cerveau. Discipline et organisation se mêlent, s'assurant sur les multiples dessins, sur les ébauches griffonnées.

Faire naître la lumière de l'ombre, est le rêve de tout artiste : c'est le secret de la manière noire, qui de ce cuivre martelé, criblé, labouré en tous sens par le berceau, voit jaillir peu à peu les constructions, les arches, les reflets auxquels cette esthète donne la vie.

L'opposition des gris, des noirs jaillit graduellement. Progression et montée de la lumière viennent subtilement croître, nuancer l'estampe, donnant des impulsions qui aident l'oeil à s'attarder sur des détails, alors que l'élaboration de son oeuvre permet de la regarder dans son ensemble.

Ses recherches, par l'équilibre des masses, les jeux d'ombres et de lumières, lui permettent de mettre en place ses estampes, laissant l'esprit circuler à travers ses jeux de colonnes, de volumes où la lumière pénètre, se déplace, se meut et anime la composition.

Mes yeux se posent avec tendresse sur tes oeuvres, si pures.

Mon esprit se réjouit de voir tes alignements mesurés qui dansent et chatoient dans une stabilité surprenante. Et mon coeur vient te dire merci de nous laisser à voir une création éthérée, noble, essentielle. »

Solberg
Peintre, graveur et photographe - 2008



Michèle Joffrion, graveur.

« Entre ombre intense et lumière, entailles et pointillés, ses gravures à la manière noire possèdent une rare présence. Aux noirs profonds, veloutés, répondent des espaces lumineux, travaillés.

Michèle Joffrion possède la maîtrise de cette technique d’expression ; avec sûreté elle creuse le métal, aplanit ou polit les aspérités de la planche de cuivre et crée des dégradés d’une grande finesse. Elle confère une belle densité au bois craquelé qui a vécu, et l’évoque en des lignes décisives. Elle réinvente aussi les éléments dans la rigueur du dessin adoucie par les transparences.

L’artiste convoque notre imagination dans ces gravures où dominent l’élégance du trait, le rythme. Une réalité transcendée, rêvée et aussi qui témoigne d’un vrai tempérament. »

Nicole Lamothe Univers des Arts - Fondation Taylor - avril 2009



Michèle Joffrion, entourée de Maïté et Gérard Robin
Salon d’Automne (14 octobre 2015)



À propos d’une médaille d’honneur en gravure au Salon des Artistes français.

« L’Estampe, dont la raison d’être fut de pouvoir diffuser et de partager l’image, est une grande aventure picturale qui, durant plusieurs siècles, au travers de la gravure, fut élaborée pour atteindre sa perfection dans l’expression de la demi-teinte. Ce fut la création au XVIIe siècle de la mezzotinte ou manière noire.

Une technique difficile, aujourd’hui bien ancrée dans le présent, mais qui place la création imagière à son sommet, et que Michèle Joffrion fit sienne en une grande révélation lorsque François Verdier, professeur de gravure à Niort, la lui fit découvrir. La mezzotinte, qui permet d’ailleurs aussi bien le noir et blanc que la couleur, est un moyen d’expression d’exigence, qu’il faut apprendre à maîtriser, qui se trouva en profonde adéquation avec l’esprit de l’artiste, en quête d’excellence, de la traduction sur le métal de son imaginaire à sa transmission fidèle encrée sur le papier.

Rappelons qu’une manière noire est un véritable accouchement, où le cuivre est au préalable “bercé” pour recevoir la myriade de creux dont la taille est définie par le berceau utilisé, susceptible de générer un noir profond et velouté à l’encrage, et que des outils spécifiques, grattoirs et brunissoirs, vont éroder pour en réduire la contenance, et faire alors surgir tous les gris jusqu’au blanc. L’esprit et la matière sont en recherche de l’osmose qui va faire naître l’oeuvre d’art.

Le travail est lent pour Michèle Joffrion, parfois difficile, car de la précision du geste et de la pression subtile de l’outil, tout dépend. Le repentir n’est pas de mise ici. Mais quelle émotion lorsque la correspondance entre pensée et image se révèle parfaite !

Quel bonheur, auquel s’ajoute celui de la rencontre d’autres regards qui vibrent alors d’un coup de coeur. Ils font oublier les angoisses inévitables qui jalonnent chaque parcours, les doutes qui, de temps à autre, surgissent, et obligent à se ressourcer dans le jardin qu’elle fleurit et que Rémy, son mari, graveur lui aussi mais buriniste, s’adonne à en saisir les senteurs. Également musicien, celui-ci voit dans sa compagne de vie, qui rêva dans sa jeunesse d’être comédienne avant de devenir enseignante, la tragédienne d'un Théâtre d'ombre, et me confia : Michèle met en musique un concerto de noires et de blanches sur un continuo de cuivre, révélateur de la profonde richesse de son inspiration. »

Gérard Robin
Art Capital - Le Salon 2015 - Société des Artistes Français au Grand Palais



Instantané dans le jardin de Michèle



Gravure du “sensible” : Quand la lumière naît, l’ombre vit.

« Les estampes de Michèle Joffrion ne sont pas des images, mais un univers de sensations, de sentiments où l’écriture, comme entre autre celle de Bach, Schubert, Schuman, Villa Lobos, Boulez… éclabousse par son non-dit notre quête d’identification. La construction y est déconstruction et cependant restructurée dans un impossible qui questionne.

Michèle Joffrion aborde la problématique du non figuratif en manière noire avec cette constante de la technique : de l’ombre naît la lumière, élément vibratoire s’il en est. Sa gravure est comme un jour d’été où l’on passe de l’ombre qui vibre en sourdine, alourdie par la chaleur, dans les éblouissantes vibrations de la lumière crue qui aveugle un instant, exaltant nos propres vibrations cellulaires enfouies.

Pour qui voit une manière noire naître sous la main de Michèle Joffrion, la comparaison avec une fugue de Bach paraît évidente. Par le jeu du grattage, du brunissage le thème principal conducteur mis en place trouve sa réponse, puis son exposition tel un continent qui émerge. Le jeu fugué ne fait que commencer. Alors le contrepoint s’épanouit, s’enrichissant d’un divertissement dans une tonalité relative. Tout cela dans “la musique” des outils jouant leur propre partition sur le cuivre, élément indispensable, au même titre que la main, à la perception du travail du graveur.

Paradoxalement, la manière noire de Michèle Joffrion s’apparente à la musique sérielle de Messiaen, Stockhausen . L’écriture sur la plaque utilise toute la gamme des “gris” disposée en “séries”, assurant la stabilité de la construction, mais laissant libre cours à l’expression de thèmes cachés, réservoirs de jeux de lumières à explorer.

Mais on peut aussi y lire la forme du “sérialisme total” de Boulez où subtilement la manipulation sensorielle des hauteurs, des dynamiques, des plages et des nuances de gris transcendent une approche poétique par les “timbres” lumineux transcrits. Tonale, atonale, la manière noire de Michèle Joffrion , avec une stabilité de construction rigoureuse, nous fait voyager dans un monde improbable, fragile, impalpable, parfois inquiet, parfois serein, mais toujours dans la lumière, source de vie, même si la forme fuguée ou sérielle n’est pas perceptible à l’oeil ni destinée à l’être.

Cette manière noire part du rien “le noir” et va vers “la lumière” dans la vibration assourdissante de la “création” qui donne vie à “l’ombre”. »

Rémy Joffrion